24/01 - EN
ITALIE, LE PROCÈS DE 355 ACCUSÉS
RELIÉS À LA MAFIA DE CALABRE VIENT DE S’OUVRIR.
IL EST PLANIFIÉ COMME UNE GUERRE.
Un centre
d’appels a été reconverti en bunker. Pas moins de 2500 policiers ont été
mobilisés. Plus de 24.000 enregistrements.
La fin de la mafia de grand-papa.
En l’espace de quelques décennies, la mafia de Calabre, à la pointe de
l’Italie, est devenue l’une des organisations criminelles les plus puissantes
de la planète. Au moment où débute son méga-procès, le monde découvre avec
étonnement une multinationale dont le chiffre d’affaires dépasse 55 milliards
$. Deux fois celui de l’empire McDonald’s. Ne dites plus que le crime ne paie
pas…
La mafia de Calabre, alias la ‘Ndrangheta*, est décrite comme «la plus grande
organisation criminelle dont vous n’entendez jamais parler».
Rien à voir avec la mafia sicilienne des films Le Parrain. Ni avec les exploits
sur Netflix du cartel de Sinaloa, dont le chef «El Chapo» accumule tellement
d’argent liquide qu’il n’a plus le temps de le compter. Pour évaluer sa
fortune, Monsieur se contente de peser les billets !
Il est vrai que la ‘Ndrangheta privilégie la discrétion. Jusqu’aux années 1980,
elle se spécialise dans les enlèvements. «Une mafia de bergers», disait-on. Son
coup le plus spectaculaire, elle le réalise en 1973, en soutirant trois
millions $ [20 millions $ en argent de 2021] pour le rapt du petit fils d’un
milliardaire du pétrole.
Au début, les ravisseurs réclament 17 millions $. Une somme que le grand-père
de la victime refuse de payer. Mais le Monsieur devient plus accommodant après
avoir reçu par la poste une oreille du garçon…
«Je n’ai pas de vie»
Un demi-siècle plus tard, la mafia de Calabre contrôle 70 % du commerce de la
cocaïne en Europe. Son chiffre d’affaires dépasse 55 milliards $, soit plus que
tous les cartels de la drogue de la Colombie et du Mexique réunis!
En Italie, le procès de 355 accusés reliés à la mafia de Calabre vient de
s’ouvrir. Il est planifié comme une guerre. Un centre d’appels a été reconverti
en bunker. Pas moins de 2500 policiers ont été mobilisés. Plus de 24.000
enregistrements font partie de la preuve.
L’ensemble pourrait durer deux ans. Mais pour l’instant, c’est le
responsable de l’enquête, Nicola Gratteri, qui ressemble à un prisonnier.
Monsieur vit sous protection policière depuis 30 ans. Il se déplace en voiture
blindée. Il n’est pas allé à la plage ou au cinéma depuis plus de 20 ans. «Je
n’ai pas de vie», concède-t-il.
Nicola Gratteri a désobéi à une loi non écrite de Calabre : «Si tu ne dis rien,
si tu ne vois rien et si tu n’entends rien, tu vivras centenaire.»
Championne de la mondialisation
L’argent de la drogue permet à la ‘Ndrangheta de s’infiltrer partout. En
Italie, elle touche souvent une «taxe» sur les contrats publics. Elle siphonne
des millions $ grâce au trucage des appels d’offres. Dans certains hôpitaux,
elle contrôle l’accès au registre des décès. Ses entrepreneurs de pompes
funèbres sont toujours les premiers arrivés, prêts à récupérer le corps d’un
défunt…
La «mafia de bergers» est devenue championne de la mondialisation. Elle vend
des armes en Syrie. Elle largue des déchets nucléaires au large de la Somalie.
Elle administre aussi bien une chaîne de pizza à New York qu’un cabinet de
dentiste à Copenhague.
Le procureur italien Nicola Gratteri a fait de la lutte contre la mafia une
affaire personnelle. Tout à gauche, un policier monte la garde dans la salle
d’audience spécialement aménagée pour accueillir le mégaprocès de la mafia de
la Calabre.
Le procureur italien Nicola Gratteri a fait de la lutte contre la mafia une affaire
personnelle. Tout à gauche, un policier monte la garde dans la salle d’audience
spécialement aménagée pour accueillir le mégaprocès de la mafia de la Calabre.
AFP, ALBERTO PIZZOLI
Les «Calabrais» excellent tellement dans l’art de blanchir l’argent que des
organisations criminelles de la Russie et du Nigeria la payent pour faire le
travail à leur place !
Ce qui n’empêche pas certains incidents cocasses. À preuve, cet extrait du
livre-enquête Alveare, qui reproduit l’enregistrement d’une conversation entre
deux mafiosos.
L’un des criminels vient de récupérer des billets enterrés en forêt. Il se
plaint que des millions sont fichus « à cause de l’humidité ».
L’autre lui répond nonchalamment :
— Jette ça à la poubelle.
Un chargeur, ça suffit
La mafia n’est jamais prise au dépourvu. À partir de 2010, quand de nombreux
migrants débarquent en Italie, elle détourne des millions $ destinés aux
organisations humanitaires. Elle oblige les migrants à travailler pour des
salaires de misère. «Les migrants sont plus rentables que le trafic de drogue»,
se vante un accusé de Mafia-Capitale, le procès d’un réseau criminel lié à la
mairie de Rome, en 2017.
Ceux qui refusent de se laisser corrompre ont droit aux bonnes vieilles
méthodes. Menaces. Torture. Exécution. Mais sans chercher la publicité. Inutile
d’imiter certains cartels mexicains, qui concentraient leurs meurtres en début
de soirée, pour faire l’ouverture des journaux télévisés…
Quand il interroge un tueur à gages, le journaliste d’enquête Robert Saviano
lui demande toujours si la réalité ressemble aux séries télévisées. « Souvent,
on me dit qu’il y a trop de balles, explique-t-il. On ne vide pas deux
chargeurs; un demi, ça suffit.»
Les «Siciliens» perdent la tête
Ici, un retour en arrière s’impose. Car pour la mafia de Calabre, le tournant
survient durant les années 1980. Les «cousins» de la Sicile se déchirent. Le
cruel Toto Riina, alias la Bête, devient le «chef de tous les chefs». Il
terrorise l’Italie. Son homme de main, Giovanni Brusca, rebaptisé «l’égorgeur
de chrétiens», aime dissoudre les corps dans l’acide, pour ne pas laisser de
traces.
Toto Riina pourchasse ses adversaires jusqu’au bout du monde. Il se croit tout
permis. Un parrain qui avait fui à New York est retrouvé mort, ligoté dans sa
Cadillac, avec la bouche remplie de billets de 20 $. Sauf que lorsqu’il fait
assassiner le préfet de Palerme, Toto Riina franchit une ligne rouge.
En février 1986, l’Italie riposte avec l’ouverture d’un mégaprocès de la mafia
sicilienne. La salle d’audience est à l’épreuve des missiles. Les 366 accusés
sont enfermés dans des cages. Le procès aboutit à la condamnation de plus 300
accusés. Dix-neuf parrains en cavale sont condamnés à perpétuité.
Humiliée, la Bête crie vengeance. La Bête jubile
Sûr de lui-même, Toto Riina s’attaque au juge antimafia le plus célèbre,
Giovanni Falcone. Le 23 mai 1992, le convoi blindé du juge est pulvérisé par
une bombe. La déflagration creuse un cratère de 50 mètres . Une voiture
est projetée à 100 mètres .
Toto Riina jubile.18 Grave erreur. La mort du juge crée une immense commotion.
La Bête déchaîne contre elle toutes les ressources de l’État italien. Des
soldats débarquent même en Sicile.
La puissante mafia sicilienne vacille. Soudain, elle n’a plus les liquidités
pour payer les cartels de la cocaïne en Colombie. La mafia de Calabre doit
voler à son secours. Les Calabrais payent les dettes des Siciliens. Bref, ils
rachètent leur business.
Une bonne affaire. Le marché de la cocaïne en Europe va bientôt doubler. À la
blague, on dit que la «poudre» devient un produit de la classe moyenne, comme
les voitures Volvo ou la nourriture bio.
Multiplier son salaire par 200
La ‘Ndrangheta s’infiltre partout. Sa structure décentralisée, basée sur les
liens de sang, limite les «trahisons». Durant les années 2000, selon des
statistiques compilées par la justice italienne, on dénombre un millier de
«repentis» de la mafia sicilienne. Pour la mafia calabraise, le nombre se
limite à 42.
Dans une rare entrevue, un cadre de la ‘Ndrangheta explique à Der Spiegel que
son travail s’apparente à celui d’un «grossiste». «Nous ne nous salissons pas
les mains. Notre cocaïne est livrée en paquet de 50 à 70 kilos. […] Nous ne
vendons pas de drogue dans les rues.»
En 2012, Monsieur disait payer 1500 $ pour un kilo de cocaïne au Venezuela. Une
fois dilué et «réemballé», le kilo se vend jusqu’à 50 000 $ dans les rues de
Berlin. Un brin arrogant, il estime que les cargaisons sont seulement
interceptées lorsque les pots-de-vin sont «insuffisants».
Comme pour lui donner raison, le journaliste d’enquête Roberto Saviano estime
qu’au Mexique, un policier peut tripler son salaire en se montrant «distrait».
S’il «collabore» davantage, il peut le multiplier par 200.
«Si tu ne paies pas, on te jette à la mer!»
Aujourd’hui, la crise économique engendrée par le coronavirus constitue une
occasion en or pour le crime organisé. Rien qu’en Italie, des milliers d’entreprises
se retrouvent en difficulté. L’aide gouvernementale arrive toujours trop tard.
La table est mise pour le «bon samaritain» de la mafia…
Le journal Le Monde a examiné le cas de l’entrepreneur Massimo B. En proie à de
graves difficultés, Monsieur est approché par un «comptable». Très amical, ce
dernier lui prête 20 000 $. Sauf que le moment venu, il faut rembourser trois
fois plus. Un taux d’intérêt annuel de 601 %! Le « comptable », qui se fait
désormais appeler « Vincent le fou », appelle 10 fois par jour. Il s’emporte :
« Si tu ne paies pas, on te met dans un bidon et on te jette à la mer! »
AFP, GIANLUCA CHININEA
En Italie, l’association antimafia Libera a instauré une ligne d’urgence pour
les citoyens intimidés. Mais la plupart refusent de nommer ceux qui les
menacent. Personne ne veut subir le sort de Maria Chindamo, disparue en 2016.
Mme Chindamo refusait de vendre une terre convoitée par la mafia dans son
village de Limbadi, en Calabre. Un mafioso qui collabore avec les autorités
vient de suggérer que son cadavre a été jeté en pâtures aux cochons…
La Calabre oubliée
En 2021, le mégaprocès de la ‘Ndrangheta peut-il porter un coup mortel au crime
organisé en Calabre? Même le célèbre procureur Gratteri n’y croit pas. «En
appliquant la loi, on peut l’éliminer à 80 %, a-t-il résumé. Mais une petite
partie parvient toujours à survivre […]»
Reste que les choses bougent. En Calabre, une loi permet de remettre à des
organisations communautaires les propriétés saisies à la mafia. L’impunité
totale n’existe plus. Il n’y a qu’à voir le scandale provoqué par les
révélations voulant que 101 riches mafieux aient récolté des chèques
d’allocations d’urgence. La ‘Ndrangheta ne profite guère à la population
locale. Elle investit à Paris ou à New York. Pas en Calabre, qui reste la
région la plus pauvre d’Italie.
Signe des temps, on ressuscite même des blagues de mafia, dont voici un
échantillon douteux, en guise de conclusion.
«Le parrain avait engagé un sourd-muet pour récupérer l’argent des mauvais
payeurs. Au début, le gars fait du bon boulot. Mais avec le temps, il garde de
l’argent pour lui. Le parrain demande à deux tueurs d’aller le chercher. Le
fautif est emmené devant lui, accompagné par un interprète.»
Les tueurs demandent à l’interprète de traduire en signes : «Où est l’argent?»
Le sourd-muet répond en signes : «Je ne sais pas.»
L’un des voyous braque un pistolet sur la tempe du sourd-muet.
Le malheureux panique. Il se tourne vers l’interprète, pour répondre en signes
: «L’argent se trouve enterré dans la cour de la maison de ma mère, juste au
pied du gros chêne».
L’interprète traduit aussitôt :
«Il dit qu’il ne sait pas de quoi vous parlez et que, de toute manière, vous
n’avez pas les couilles pour appuyer sur la gâchette.»
*Le mot serait dérivé d’un dialecte grec,
pour signifier le «courage», l’«héroïsme», la «dignité».
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